Publié le 04/06/2019

La schizophrénie humaine envers les animaux

 

« Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque  commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. » Montaigne, Essais, livre II, chap. 1.

 

D’un côté, ils nourrissent l’imaginaire et les rêves des êtres humains dès leur plus tendre enfance. Les contes, les dessins animés ou les films d’animation, les jeux vidéo, les tapisseries acidulées de la chambre de bébé, les motifs des premières robes et des grenouillères mettent en scène ours, lions, poissons, vaches, cochons, rhinocéros, zèbres, poules, pandas, grenouilles, éléphants, girafes… Comme si l’enfance d’un petit humain devait, pour gagner de façon harmonieuse l’âge adulte, se nourrir de ces figures tutélaires du règne animal. Mieux encore, les vrais animaux ont des effets positifs sur les enfants. Il n’y a qu’à voir l’attitude de certains chiens ou chats, qui fondent de patience et de douceur pour aborder et supporter les rudesses enfantines. Voir aussi le bonheur et l’excitation des enfants au contact de l’animal et l’importance de cette relation. D’après le chercheur et professeur Hubert Montagner 1, les relations avec les animaux déverrouillent le monde intérieur de l’enfant, dévoilent et structurent ses compétences, stimulent sa faculté d’apprendre et son imaginaire. L’humain ne serait complet qu’à partir du moment où il intégrerait dans son identité profonde, sa psyché, son lien avec ses frères de la faune sauvage ou domestique 2.

 

Puis un jour, outre le fait que certains de ces petits anges se délectent à écarteler les insectes ou faire exploser des crapauds, se produit un phénomène de rupture avec cet élan d’amour, qui mène une majorité d’enfants vers les animaux. Comme une perte de vue subite, accompagnée d’un abandon du cœur : il y a d’autres chats à fouetter. Les parents, qui lisent à leurs enfants, le soir, l’histoire de la petite poule rousse, ont parfois déjà dressé un mur entre cette fratrie idéalisée et la réalité du traitement infligé à l’animal. Les caddies se remplissent de nuggets de poulet ou de steaks hachés sous vide, denrées alimentaires le plus souvent produites de façon indigne et totalement déconnectées de l’animal d’origine. Mieux encore, des hommes et des femmes, qui adorent leur chien ou leur chat, n’ont pas un regard, une attention pour le sort des animaux de ferme, élevés en batterie et qui, de leur premier à leur dernier souffle – quand ils seront abattus dans le lieu sordide dévolu à cette tâche – n’auront pas connu une seule seconde de bien-être et du respect élémentaire dû à tout être vivant, simplement parce qu’il naît, souffre, éprouve de la peur, du plaisir, et meurt.

 

Pour leur peine et leur malheur très souvent, la condition des animaux est largement formatée par l’homme. Lui qui a tant besoin d’eux pour se construire, rêver, se nourrir, se vêtir, travailler et même, au pire, faire la guerre et expérimenter, en abuse, les maltraite, les méprise. Cette schizophrénie humaine envers le règne animal appelle un questionnement de fond sur notre nature et notre qualité d’être humain. Tandis que l’animal joue un rôle crucial dans le puzzle cognitif et affectif de l’humain, nous jetons un voile sur cette infinie tendresse qui, pourtant, enfant, nous a amenés à considérer les animaux telle une mère aimant ses enfants.

 

Les Hellènes, dans leur grande sagesse, ne consommaient que deux kilos de viande par personne et par an. Cette consommation exceptionnelle revêtait un aspect rituel et sacré 3. De même, certains peuples de pêcheurs, chasseurs ou éleveurs, ont pour règle fondamentale de ne prélever que ce dont ils ont besoin et de rendre hommage à la vie dont ils se nourrissent. Au contraire, nous utilisons les animaux à nos fins, fermons les yeux sur les cruautés dont ils sont l’objet, abusons de leur chair et pleurons des larmes de crocodile sur l’éradication de certaines espèces, parce qu’il n’y plus assez d’arbres ou de banquise pour les abriter.

Toute prédation illimitée est dangereuse. L’exploitation des animaux et l’indifférence coupable que nous manifestons à l’égard de cette réalité pourtant bien connue, ne constituent-elles pas des maux propres à se retourner contre leurs auteurs ? Et le nombril du monde de se transformer en un implacable trou noir…?

 

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1 Hubert Montagner est psycho-physiologiste dans le champ du développement, du comportement et des rythmes de l’enfant. Professeur des Universités en retraite, ancien directeur de recherche à l’INSERM, ancien directeur de l’unité 70 de l’INSERM Enfance Inadaptée.

2 Ce thème d’étude, très peu exploré, a néanmoins fait l’objet d’un livre édité chez Payot, intitulé Les animaux et les enfants, écrit par Gail F. Melson, pédopsychiatre, spécialiste de la famille et du développement de l’enfant à l’université Purdue (États-Unis). Cet ouvrage est préfacé par B. Cyrulnik, éthologue et neuropsychiatre.

3 Information tirée du compte-rendu du colloque «Évolution des relations entre l’homme et l’animal, une approche transdisciplinaire», qui s’est déroulé à Paris, le 29 novembre 2011. Intervention de Séverine Nadaud, maître de conférences en droit privé, faculté de Droit et des Sciences économiques de Limoges.